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    CAPITAINE FILEAS DHORGAZS

     

    « Je te jure sur tout ce qui est bon dans ce monde, qu'un jour, je tuerai un Gardien de mes propres mains. »

               Le but de parchemin que le capitaine tenait entre ses mains fut réduite en confettis sous le regard hagard du messager. L'amante qui massait les épaules de son homme sentait que, tendu comme il était, sa nuque allait de nouveau se bloquer et le plonger dans une humeur encore plus sombre. « Je trouverai un moyen de faire ployer ce satané Corgohan devant moi, cracha-t-il avant de s'affaler contre le dossier de sa lourde chaise en bois. » Delia lança un carreau de bronze au petit messager qu'il attrapa d'un geste vif avant de s'éclipser après une courte révérence.

                Sur l'île de Palmera, le soleil était radieux. La mer turquoise dodelinait doucement le long des plages de sable fin, la brise légère rafraîchissait cette fin d'après-midi et faisait danser doucement les innombrables palmiers qui bordaient les rues de la ville de Minorga. S'annonçait, avec la déchéance du soleil et le crépuscule coloré, toute une nuit de fête, de beuverie et de chants à laquelle aurait largement profité le Capitaine Dhorgazs si la lettre qu'il venait de recevoir ne l'avait pas mis totalement hors de lui. « J'ai entendu dire qu'une révolte avait lieu dans l'ouest, sur l’île d'Arrentes, ravivant la flamme d'une nouvelle guerre. Mais ce satané Concile n'a rien d'autre à faire que d'envoyer ce maudit Corgohan et son cabot d'Abbernaty à mes trousses.

    - Heureusement que Saseb t'avait prévenu.

    - Je te rappelle l'avoir grassement payé pour obtenir le moindre détail sur les faits et gestes du Concile. Il ne m'est désormais plus d'aucune utilité. Si ces Gardiens sont malins - et ils le sont - ils ont du comprendre qui était le traître au sein de leur précieuse armée. »

                Delia partit rejoindre la terrasse, robe légère au vent. Les quelques grains de sable glissaient sur les tomettes couleur orange sanguine le long du balcon et vinrent chatouiller ses pieds nus. Rien de ce qu'elle dirait à cet instant n'estompera la colère de son aimé. Depuis quatre ans maintenant, profitant ainsi de la fin douloureuse de la guerre des Cents, Dhorgazs avait recruté bon nombres de pirates, promis de l'or et bien plus à tous les capitaines qui l'aideraient à détourner des navires marchands de la capitale. Dhorgazs avait largement rempli sa mission, voler pour mieux revendre à des îles qui manquaient de tout et amasser des dizaines et des centaines de milliers de carreaux d'or. Mais il était encore loin de son objectif, à peine à la moitié et depuis que le Concile s'était intéressé de près à l'augmentation des navires de la marine marchande capturés par les pirates, ses bénéfices ainsi que le nombre de ses bateaux diminuaient à vue d’œil. On venait de lui annoncer la disparition d'un nouveau bâtiment. Et pas le moindre, le Ciel Noir était l'un de ses navires les plus armés et possédait une vaste soute qui à l'heure où il avait été attaqué, devait être remplie de précieuses marchandises qu'il aurait revendu au marché noir du Seltanat dans les plus brefs délais. Malheureusement, il avait été coulé au fond des mers, épices et pierres précieuses retournant au Royaume, l'équipage tué ou enfermé dans les soutes du Félicie, le rafiot préféré de ce cher Corgohan. « Damné soit-il ! Rugit le capitaine en tapant du poing. »

    Malgré tout, la chance avait été de son côté. Sans son précieux indicateur, le Capitaine aurait sûrement été sur le bateau à l'heure où il avait été intercepté par l'Armée des Gardiens. Il devait se rendre à Djali, immense port marchand du royaume du Sud. Il avait rendez-vous là-bas, quatre jours plus tard. Dhorgazs avait même été sur le pont, demandant à son équipage de charger au plus vite son bateau. Il avait admiré ses hommes s'affairer comme des fourmis. Il avait caressé longuement le gouvernail, se délectant d'un nouveau voyage en mer, de possibles nouveaux combats et pillages de navires marchands du Royaume. Les amarres avaient été larguées lorsqu'un des messagers sauta sur le pont en hurlant « Ne partez pas, Capitaine ! » une dizaine de fois avant que ce dernier ne finisse par l'écouter. L'Armée des Gardiens était au courant de son voyage et l'attendait en mer pour le capturer. Il prit la délicate décision de sauter du bateau, de prendre un canot de sauvetage et de rejoindre la côte après que son second, Caristan, ne lui dise qu'il ne fallait prendre aucun risque. « Si ces chiens te capturent, tout notre travail n'aura servi à rien. »

    Dhorgazs avait bêtement cru qu'à ses trousses, l'Armée n'aurait pas envoyé l'artillerie lourde, que le Ciel Noir, armé jusqu'aux dents, serait sorti vainqueur. Il avait même espéré que tout ceci soit une fausse alerte. Mais ce ne fut pas le cas. Depuis la fin de la Guerre des Cent et l'emprisonnement ou la mise à mort des dissidents, Dhorgazs était désormais le nouvel ennemi numéro un de Lance-Hillion. Il ne savait pas encore comment mais le moindre fait et geste du Capitaine était connu des Gardiens. Cela faisait une saison qu'il n'avait pas été en mer et son amour pour l'océan avait cette fois-ci faillit être plus fort que la raison.

                Heureusement pour Dhorgazs, ni le Royaume d'Arubi et la Reine Cassandre, ni l'Ordre des Gardiens et ses précieux soldats n'avaient le moindre doute de ce qui se tramait en dehors de la cour royale. Un plan machiavélique comme Dhorgazs les adorait, qui redessinerait le visage politique de la Baie et lui donnerait bien plus de pouvoirs qu'il n'en avait pour le moment. Son associé, qu'il n'avait jamais rencontré malgré les quatre années qui s'étaient écoulées depuis la signature du contrat, restait silencieux, signe que tout se passait comme prévu. Jamais cependant il ne se résoudrait à l'appeler son patron ou son employeur. Il était le plus grand pirate de ce siècle, si ce n'est de tous les temps, avoir quelqu'un au dessus de lui paraissait inconcevable. Il en allait de sa réputation. D'ailleurs, sans sa participation, cet énigmatique Castel n'aurait jamais autant amassé de richesse en si  peu de temps.

                Le capitaine se souvenait encore du jour où il avait rencontré son mystérieux interlocuteur. Ça n'avait pas été Castel en personne, car son visage était, à ce qu'on avait bien voulu lui expliqué, connu dans la Baie. Il ne pouvait donc pas se risquer à dévoiler son vrai visage. Surtout pas dans un endroit comme Sana, la capitale du Seltanat, autrefois redoutable ennemi du Royaume d'Arubi. Le matin même, les soutes remplis de concrètes d'iris et de rose, le capitaine venait d'accoster avec son équipage au port de Djali, à l'ombre du gigantesque et majestueux phare qu'il voyait depuis la terrasse de ses appartements, les jours de ciel clair et d'horizon dégagé, sur Palmera. Comme chaque soir lorsqu'ils mettaient pieds à terre après une dure journée de labeur, lui et ses coéquipiers se retrouvaient dans une auberge où tous fêtaient fièrement leur victoire. L'auberge ne payait pas de mine, engoncée dans un sous-sol presque miteux. Mais Dhorgazs et son équipage avaient leurs habitudes et ils y passaient toujours une bonne soirée, accompagnés de bouteilles de liqueur de pêche du désert et de femmes plus belles que toutes celles du satané Royaume de Cassandre. Entre l'odeur de sueur et d'alcool, alors qu'installé au fond de la salle, il toisait son équipage prendre du bon temps, un homme petit, rondouillard comme un gros bébé, aux dents étonnamment blanches s'assit en face de lui, encapuchonné sous une cape aussi noire que ses minuscules yeux. « Vous êtes considéré comme le chef des pirates, mon maître veut conclure un marché avec vous.

    - Je ne conclus aucun marché avec quelqu'un qui n'a pas le courage de le proposer de vive voix, monsieur, avait asséné Dhorgazs.

    - Mon maître est aussi connu ici que dans le Royaume d'Arubi. Il ne se risquerait pas à voyager découvert.

    - Et qui est-il, ce maître si célèbre ?

    - Il ne se risquerait pas non plus à dévoiler sa précieuse identité. Surtout au pirate sans foi ni loi que vous êtes. »

                Le capitaine gloussa, faisant tanguer son grand chapeau usé par ses longues traversées en mer. Sans foi, ni loi. Il détestait cette expression comme le plus pauvre des paysans hait la peste. Parce qu'il était pirate, le reste du monde le considérait comme un moins que rien. Certes, il était loin d'être blanc comme neige, défiant les lois dictés par rois et empereurs. Mais il était loin d'être sans foi. Il était dit dans la Baie que ceux qui ne s’agenouillaient pas devant la Reine n'étaient rien de moins que des bandits, des traîtres ne méritant que la prison ou la pendaison. « J'ai porté allégeance, monsieur, sourit le capitaine en reposant son verre, allégeance aux lois de mon île, allégeance à chacune des âmes qui la peuple. Je crois plus en Palmera qu'au Royaume d'Arubi ou qu'au Seltanat de Sana-Istan.

    - Et que diriez-vous si mon Maître pouvait faire de Palmera, un royaume au même titre que les deux nations que vous venez de citer ?

    - Je vous avouerai que votre maître est assez fou pour le penser.  Et que le pouvoir de faire de Palmera un peuple souverain ne repose qu'entre deux mains, celles de la Reine et de son Sénat.

    - Et si la Reine n'était plus, capitaine ? Si sur le trône d'Or d'Arubi montait une personne qui saurait punir ses ennemis et récompenser ses amis ? »

                Dhorgazs considéra longuement son interlocuteur, sirotant avec délectation son verre et ses dernières paroles. Il n'avait plus son nom en tête mais il l'avait reconnu : avec ses yeux malins, presque vicieux, son petit nez crochu, ses joues arrondissant l'ovale de son  visage, sa bouche aussi fine qu'un trait tracé à la plume qui pouvait donner le plus sincère des sourires comme la plus sourde des traîtrises. Il le revoyait aux côtés du Seltan Izaias, richement vêtu de sa tunique vert émeraude et de ses bagues qu'il arborait à chaque doigt. Il avait son nom sur le bout de la langue … « Vous travaillez pour le Seltan, n'est-ce pas, monsieur ? Pourquoi vous mêlez-vous des affaires du Royaume ?

    - Si le Seltan connaissait la teneur de cette mission périlleuse, il serait incontestablement de notre côté, mais Castel veut se faire discret et ne mettre dans la confidence que les rares partenaires qu'il saura récompenser quand sonnera l'heure de la victoire.

    - Castel ? rebondit Dhorgazs, cherchant dans sa mémoire s'il avait déjà croisé un dénommé Castel.

    - Ne cherchez pas plus loin, ricana son interlocuteur, c'est un nom d'emprunt.

    - Et qui me dit que cet Castel n'est pas un bandit de bas étage, un petit opportuniste qui n'a rien d'autre à offrir en contrepartie que du vent et de belles paroles. »

    Son nom lui revint enfin : Oresto Farah. Dans la Baie, personne n'était plus fourbe et plus opportuniste que ce petit homme chauve et rondouillard. On le disait aussi riche que le Seltan. Il ne lui manquait que le pouvoir pour se faire un nom dans ce bas monde. Dhorgazs, malgré l'air détaché qu'il adoptait, était on ne peut plus sérieux. Il se crispait un peu plus chaque seconde quand Oresto ricanait d'un furtif bruit aigu particulièrement exaspérant. Sous la table, le petit homme happa un lourd sac de cuir qu'il posa entre lui et le pirate. Le bruit des centaines de pièces s'entrechoquant attira l'attention de quelques membres de son équipage, dont son second accoudé au comptoir. « Carreaux d'or et pierres précieuses, chuchota le sournois. Comme paiement pour notre future collaboration. Vous pouvez vérifier si vous le voulez. J'ai eu le droit au même présent lorsque j'ai serré la main de Castel. » Le Capitaine jaugea longuement le sac qui renfermait de quoi rénover son navire de la proue à la poupe, voire même d'armer un nouveau bateau capturé. Peut-être même deux ou trois. Une véritable flotte. Imbattable et conquérante.

      Malgré le long silence qui brisa l'entretien, le Capitaine avait pris sa décision depuis quelques minutes déjà. Le seul point qui le rebutait était de ne pas savoir l'identité de ce « Maître » qu'il se jura de ne pas appeler comme tel peu importe les tas d'or et les titres qu'on viendrait à lui proposer. Il termina son verre d'une traite et asséna : « Et si vous me donniez un peu plus de détails sur notre prochaine collaboration … murmura Dhorgazs. » Oresto Farah sut de suite qu'il avait trouvé un nouveau partenaire.

                Le lendemain matin, sur le chevet de son lit, dans sa cabine, un contrat n'attendait qu'un coup de plume afin d'entériner l'alliance. Ainsi, le plus puissant des capitaines pirates rejoignit le Complot du Sang coupé.

     

                Depuis, il avait été mis dans la confidence. Prudemment, certes, mais il commençait à comprendre qu'un coup d'état se préparait et que lui, n'était autre que le trésorier qui amassait une extravagante somme d'argent nécessaire à l'achat d'une future et puissante armée dont lui et ses hommes feraient partie. Les pions se mettaient doucement en place, depuis quatre longues années, depuis la fin de la Guerre des Cent. Il n'avait jamais encore rencontré ce mystérieux Castel , mais les lettres codées échangées avec Oresto, le fameux conseiller du Seltan, lui suffisaient amplement à garder le contrôle de la situation. Si un jour, un de ses deux nouveaux amis venaient à essayer de le trahir, il aurait des milliers, voire des millions de carreaux d'or pour se défendre. Dans la Baie, l'argent avait un pouvoir qu'il savait bien plus grand que les pouvoirs de ses maudits Gardiens. Ces derniers, d'ailleurs, finiraient par découvrir tôt ou tard qu'un coup d'état allait se jouer, qu'on essayait de renverser la Reine. Reine pour laquelle chaque Gardien et Gardienne n’hésiterait pas à sacrifier sa propre vie. Comme ce Corgohan.

     

                A chaque fois que ce nom résonnait dans ses oreilles, le capitaine Dhorgazs se crispait instantanément. « Quand viendra le moment, ce cher Corgohan se verra trancher la tête. Et je serais celui qui lui assénerai le coup fatal, se promettait-il presque tous les jours depuis qu'ils s'étaient rencontrés au milieu d'une bataille, il y a de cela vingt ans. »

                Corgohan n'était encore qu'un étudiant et lui n'était qu'un moussaillon teigneux. Un des plus terribles combats qu'il ait jamais mené s'était engagé entre les deux hommes, sur le pont du navire où la bataille faisait rage. Dhorgazs avait vu, au loin, se battre fièrement, presque en dansant, ce jeune Gardien propre sur lui. Le rutilement de son plastron et le scintillement de son médaillon doré de l'Ordre des Gardiens claquant sur son armure l'avaient appelé, pensant naïvement qu'il pouvait battre ce jeune premier en deux coups d'acier. Ce fut loin d'être le cas et s'engagea alors un combat qui dura des heures, sous les yeux des rares spectateurs encore en vie. Peu importe les corps qui tombaient, les cris de terreur qui envahissaient le pont, le tintement des épées à leurs oreilles, les deux jeunes combattants ne se quittèrent pas des yeux. Aucun d'eux ne l'emporta, malgré toute la conviction mise dans chaque coup porté. Leur acharnement prit fin lorsque trois soldats ennemis, las d'attendre la fin du combat, lui tombèrent dessus. Le bateau pirate était en feu, disparaissant peu à peu sous les vagues rageuses de l'océan. Lorsque l'adrénaline retomba, assis, menotté dans le fond d'une soute avec quatre autres membres de son équipage, il sentit une à une toutes les blessures que lui avait asséné le jeune Gardien s'ouvrir et déverser du sang chaud sur sa peau sale. Trois ou quatre coupures au bras, une à la jambe et une énorme balafre à la joue noyait sa chemise du liquide noir et intense. Il ne put s'empêcher de rire aux éclats lorsqu'il réalisa qu'il avait assené à son adversaire exactement les mêmes blessures aux mêmes endroits. Dès cet instant-là, alors que son rire presque aigu faisait écho dans les bas-fonds du navire ennemi, Dhorgazs sut qu'entre lui et ce jeune premier de Corgohan, une grande rivalité était née et ne prendrait fin que lorsqu'un des deux finirait par mourir par l'épée de l'autre.




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