•             Je suis née par un jour chaud, très chaud. On parlait d'un été sans fin, de bourrasques sèches et étouffantes, d'un soleil consumant les champs. On parlait d'un été où la dernière goutte de pluie qui s'était mêlée à notre terre datait du dernier hiver. Où la poussière fine et brûlante, emportée par le vent, recouvrait tout d'un nuage aride et désolant.

    Lorsque je suis née, m'a raconté mon père, mes parents étaient persuadés que je serai un garçon. La veille de ma naissance, ils avaient vu, haut dans le ciel, deux aigles noirs danser derrière les nuages, côte à côte. Signe qu'un héritier viendrait au monde le lendemain.

    Que ne furent pas leur surprise lorsque mon petit corps nu, implorant et violacé livra tous ses secrets.

    Que je fus née garçon ou fille, ils me donneraient ce prénom. Sissario, l'enfant du feu.

     

    SISSARIO

     

                Avec le temps, mes souvenirs d'enfance ont disparu. Un par un. Goutte par goutte. Mon âme, trop peureuse, voulait se préserver de ce qui autrefois la rendait heureuse mais qui, aujourd'hui, pouvait la teinter de mélancolie. Je percevais, en note de fond, le timide tintement de la rivière non loin de notre maison. La clé de mon premier souvenir. Quelque chose de doux, de frais, qui n'avait rien d'extraordinaire ou d'original mais qui animait mon cœur d'une vague de chaleur incommensurable, d'une nostalgie réconfortante.

                C'était un jour de pêche et de disette. J'avais sept ou huit ans. Mon père marchait devant moi, de ses pas élancés, dans les hautes herbes jaunies par l'été. Je peinais à le suivre, courant presque pour ne pas perdre sa trace. Un caillou s'immisça soudainement entre la semelle de ma chaussure et mon pied, me faisant un mal de chien. « Sissi, que fais-tu à t'asseoir par terre ? » me demanda mon père, avec un de ses tons rauques et sévères qu'il n'empruntait que très rarement. « Rien Papa » me contentai-je de répondre en relaçant ma chaussure, après avoir jeté le gravillon au loin. Arrivés au bord du cours d'eau bordés d'arbres tordus, mon père tâcha de trouver quelques vers de terre qu'il déposa dans le creux de ma main. Je les sentais me chatouiller la peau, s'entortillant entre eux, dans une flaque de boue qui coulait le long de mes doigts et s'estompait dans mon pantalon en toile déjà tâché. Mon père avait toujours apprécié ma compagnie lors de ses parties de pêche. Silencieuse et discrète, je ne bougeais que très peu pour ne pas faire fuir le dîner du soir. Après avoir accompli notre devoir en attrapant quelques gardons, je pus enfin lui poser une question qui me taraudait l'esprit depuis une bonne heure. « Papa … Ary Hargo m'a dit qu'il allait y avoir la guerre, c'est vrai ? 

    - Ariety Hargo a toujours été trop bavard, si tu veux mon avis, grogna-t-il à travers un demi sourire. » Il hésita quelques instants avant de me répondre, fixant sa ligne plutôt que mes yeux gris clairs. Ce fut à ce moment là que j'avais cessé d'être une petite fille aux yeux de mon père.

    J'étais, déjà à cet âge, une férue d'histoire, de géographie et de récits d'aventures. De nature curieuse, j'avais longuement lu et relu les quelques bouquins et parchemins que mon père, négociant en fleurs à parfum, ramenait de ses voyages. Et il y en avait un que j'aimais particulièrement et qui demeurait au pied de mon lit depuis près d'un an : « Petites et grandes histoires de la Baie des îles » écrit par un certain Fergus S. Corgohan. Ce jour là, quand mon père me demanda une nouvelle fois d'énoncer ce que j'avais appris, je le fis sans broncher. Bien au contraire, ce fut avec amusement que je récitais ma leçon : « Dans la Baie des îles, règnent deux grandes puissances : celle de la Reine Cassandre, à la tête du Royaume d'Arubi, l'Alliance des royaumes unifiés de la Baie des îles qui regroupent plus d'une centaines d'îles dont Lance-Hillion la grande Capitale et la notre. Et celle de le Seltan Izaias II, de son vaste pays Sana-Istan et sa capitale des sables, Sana. » Mon père m'encouragea à continuer d'un signe de tête discret. « La Baie des îles est en paix depuis plus de quatre siècles malgré les fortes tensions qu'entretenaient autrefois ces deux grandes puissances. Aujourd'hui, et ce depuis le traité des Vingt-Quatre, les îles font perdurer richesses et économie par le biais d'un fort réseau de commerce, faisant entrer le monde dans une nouvelle ère moderne. » J'arrêtai soudainement de parler. Depuis quelques minutes, nos lignes ne mordaient plus et les bouchons d'un rouge carmin dansaient au fil de l'eau sans qu'aucun poisson ne s'en approche. Mon père soupira longuement : « Il y a quatre cent ans, l'ancêtre de la Reine, le Roi Calahan, dit le Sage, était un bon monarque. Il régnait sur le Royaume de Lance-Hillion et des Sept avec bonté et grandeur. Il croyait en la justice, en l'union des peuples, en tout ce qui faisait du Roi Calahan un souverain droit et aimé de son peuple. Après d'innombrables combats qui tuèrent des milliers d'innocents et coûtèrent la vie de sa mère, le Roi Calahan décida qu'il était temps d'agir et de protéger les peuples plutôt que de les envoyer sur les champs de bataille. « Je veux régner sur des vivants, non sur des morts » avait-il clamé lors d'une assemblée. Alors, aussitôt après être monté sur le Trône d'Or à la place de sa défunte mère, il créa alors le Royaume d'Arubi, unifiant autour d'un même dirigeant et d'un Sénat représentant toutes les terres, vingt-quatre îles auxquelles se rajoutèrent des dizaines et des dizaines d'autres au fils des décennies, qui, lasses de voir leur population décroître, se rallièrent à Lance-Hillion sans broncher. Le Roi Calahan avait alors réussi l'impossible, réunir d'anciens ennemis autour d'une même table. Et pour ceux qui ne voulaient pas en faire partie, comme le Seltanat de Sana-Istan, il négocia des traités de paix. L'heure n'était plus aux armes mais à la diplomatie. Et sa promesse d'un monde meilleur perdura des années et des siècles. Chacun de ses descendants qui montèrent dignement sur le trône respectèrent l'Arubi comme le trésor le plus précieux de leur héritage et du royaume, faisant prospérer l'économie de la Baie comme jamais auparavant.

    - Mais alors, si tout le monde est heureux, pourquoi vouloir se battre? demandai-je innocemment.

    - Il faut croire que pour certains, cette paix n'est pas une bonne chose. Certains regrettent les anciens régimes, les anciennes lois et voient en ce monarque d'Arubi une toute puissance dans laquelle leur voix ne compte pas. Une nouvelle situation, si elle est meilleure pour certains, est toujours pire pour d'autres.

    - Comme pour le Commandant Palermos ?

    - Comment connais-tu ce nom ? Le fils Hargo a encore frappé, n'est-ce pas ? Grommela-t-il avant de reprendre : le Commandant Palermos est l'un des chefs de la dissidence. Il veut revenir à la tête de son île Citate del Lance, la Cité des Lances, autrefois grande et richissime puissance militaire. Jadis, toutes les armées achetaient leurs soldats d'élite à prix fort. Des milliers de grands et fiers gaillards étaient regroupés dans des camps d’entraînement, la plupart descendants d'une lignée de légendes et de combattants hors pair. Et quand les guerres éclatèrent aux quatre coins de la Baie, chaque île était prête à s'endetter pour gagner. La demande étant beaucoup plus forte que l'offre, la Cité des Lances devint rapidement l'île la plus riche de la Baie. Mais le Royaume d'Arubi fut proclamé, les batailles cessèrent. Les guerriers de la Cité des Lances n'avaient plus aucune utilité. Bientôt, les hommes et femmes furent renvoyés aux côtés de leur peuple. L'île s'appauvrit rapidement et tenta malgré tout de survivre en silence.

    « Mais, il y a quinze ans, lorsque la Reine tomba gravement malade, Prime Cassius, alors Conseiller et Oncle de sa Majesté, prit la tête du Royaume. Après un attentat mené par un groupuscule de combattants faisant de nombreux morts et par peur de nouveaux combats, Cassius, lança une terrible offensive pour anéantir tous les peuples qui autrefois guerriers, n'étaient aujourd'hui que de simples paysans, marchands ou nomades. Pour maintenir la paix, du sang innocent devait être versé. Une ineptie qui a coûté à la Reine et au Sénat la confiance sans faille des populations. Depuis, la Cité des Lances n'est plus la seule île à vouloir son indépendance, treize autres ont rejoint le mouvement des Pugni Liberati, « les poings libérés ». Et c'est loin d'être fini.

    - Donc il y aura la guerre ? 

    - Tu n'as que ce mot là à la bouche, Sissi.»

    A cet instant, mon père décida que ses leçons d'histoire étaient terminées pour aujourd'hui. Il changea de sujet rapidement en pointant du doigt une magnifique libellule qui se posa sur un roseau, près de moi. Et, petite fille que j'étais à l'époque, il n'en fallut pas plus pour détourner mon attention. Le reste de la journée, je ne m'en souvenais que par bribes. J'entendais nos quelques éclats de rire, nos cannes à pêche s'entrechoquant sur la route du retour. Je sentais encore le vent dans nos cheveux sous un ciel éclatant, le fort parfum des poissons luisant qui agonisaient dans le filet, nos mains sales et odorantes. Je n'oublierai jamais la pureté de ce moment partagé. Quelque chose de chaud, de sucré, un peu comme une pêche gorgée de soleil, ronde et pelucheuse, faisant plier gracieusement la branche de l'arbre au fond de notre jardin.

                 La guerre avait bien au lieu, quelques jours après le solstice d'été, non loin de ce cours d'histoire improvisé. Un affrontement terrible qui avait amené à combattre entre elles plus d'une centaines d'îles. On l'appela alors « La Guerre des Cents ». Depuis la mort de mon père et celle de tant d'hommes sur notre île il y a quatre ans, engagés dans l'armée de notre souveraine lors de ce conflit contre les « Pugni Liberati » et leurs comparses, je retourne à cette rivière, comme un pèlerinage. Comme un long chemin sur la tombe que mon père n'a jamais eu. Ma mère m'avait expliqué que les soldats avaient brûlé son corps sur le champs de bataille, comme le veut la tradition, au coucher du soleil, le lendemain après expiré son dernier souffle. Rite ancestral qu'aujourd'hui j’exécrai, car il m'avait privé de voir le visage paternel une dernière fois avant qu'il ne se consume. Sur notre île, la tradition voulait qu'on enterre nos morts. J'avais entendu dire que dans certaines contrées lointaines, on attachait une lourde pierre au pied du défunt pour qu'il puisse rejoindre le fond de l'océan. Mais peu importe. La conclusion était la même dans les quatre coins de la Baie. Mon père n'était plus.

                A sa mémoire, Maman avait déterré un gros rocher de la taille de sa tête dans le fond du jardin. Elle l'avait installée près du pêcher et avec une craie, y avait noté son nom et prénom. Je rajoutai « Tu seras toujours là » en antique langue, le langage des dieux qu'il chérissait tant et tâchait de m'apprendre depuis mon plus jeune âge sous le regard réprobateur de ma mère. Après chaque épisode pluvieux, malgré la pierre tombale protégée par la silhouette trapue de l'arbre fruitier, j'attrapai la craie, rangée au dessus de la cheminée et allais retracer les traits de son prénom, effacées par l'eau. Taciil.

     

                Je n'avais pas retranscrit soigneusement le nom de mon père depuis des lustres. Car malgré le vent et la poussière des champs arides, mon écriture maladroite restait gravée sur la roche à l'épreuve d'un soleil de plomb qui brillait depuis le début du printemps, sans qu'une seule goutte de pluie ne vienne s’abattre sur notre île. Argus Hargo était un vieil homme qui habitait avec son fils, ils étaient nos voisins. Dès qu'il me voyait le matin, me rendant au travail depuis le porche de sa maison, il ne cessait de me répéter : « Petite, avec un début de printemps aussi sec, crois-moi que l'été le sera tout autant. » Et cette prophétie était reprise en chœur par tous les vieux et vieilles commères du village : on parlait d'un été chaud et brûlant. Long et terrassant. « Faites des réserves pour l'hiver car le blé brûlera dans nos prés. » marmonnait l'un. « Siramon et Ezekial ont encore joué, et le dieu de l'eau a perdu. Qui sait combien de temps durera la victoire de Siramon ? Longtemps … car la déesse aime se montrer victorieuse. » radotait l'autre.

    Il me brûlait de leur rétorquer que la récolte d'avoine de ce début de saison avait été très bonne et qu'outre l'avoine, la récolte d'iris des rois, fleurs bleues qui fleurissaient en hiver et  qui faisaient vivre économiquement toute notre île, avait été exceptionnelle. Il me brûlait aussi de leur dire que leurs stupides histoires des Dieux jouant à pile ou face pour décider de la pluie ou du beau temps sur la Baie des îles n'étaient rien d'autre que des sornettes, de vieilles histoires de troubadours qu'on racontait autrefois pour amuser les foules et terrifier les enfants. Les Dieux avaient sans nul doute mieux à faire que cela. Mais je me taisais. Parce que la nouvelle génération devait le respect absolu à leurs ascendants et qu'insulter les Dieux était passible de maux bien plus graves que les jours de disette qui nous attendaient en hiver. Et puisque je ne parlais pas ou peu à part extrême nécessité, je conclus qu'insulter les croyances de nos ancêtres n'en était pas une.

     

              Je rends hommage à nos Dieux chaque matin, en me levant et chaque soir, en rentrant des champs. Malgré l'absence de signes de leur existence depuis bientôt deux millénaires, chaque homme, femme et enfant, continuait à prier pour que ces quatre entités continuent à veiller sur notre terre. Mon père m'avait narré autrefois mille et une histoires de ces Gardiens, preuves irréfutables de leur existence. Des histoires de grands justiciers et soldats qui, descendants directs des Dieux, œuvraient pour la paix et la diplomatie à travers notre monde.

                J'avais foi en eux, en ces Dieux absents, mais peut-être le faisais-je avec plus de détachement, peut-être même avec une touche d'indifférence. Le soir, après avoir rejoint ma petite sœur Gallia à l'autre bout d'un champ de fleurs, nous nous dirigions toutes et tous vers le petit temple construit en retrait du village, en haut de la colline la plus élevée de notre campagne. Tous les soirs, de la fenêtre de notre chambre, je pouvais apercevoir au loin les torches illuminer l'entrée du lieu sacré, sa silhouette austère et ronde dominait la vallée et son toit dont les tavaillons s'envolaient régulièrement avec le vent étaient aussitôt réparés. L'entrée dans le temple se faisait sans un bruit, sans un chuchotement. Avant de passer les portes du site, nous enlevions pieusement nos chaussures ou nos sandales et découvrions nos épaules, qui, nues, tremblaient souvent de froid l'hiver. A genoux, en ligne, nous écoutions le Messager Clervoy, qui avait depuis peu remplacé le Messager Darin, mort paisiblement de vieillesse, à la fin de l'hiver dernier.

                Messager Clervoy avait grandi dans le port de Sainlange, de l'autre côté de la forêt du Béryl qui séparait notre village du reste de l'île. Il apportait à notre petit bourg un souffle nouveau où tout le monde avait fini par connaître tous les secrets de ses voisins. Autrefois, sous les imposantes silhouettes des quatre Dieux qui entouraient le parvis des croyants, je m'endormais quelques fois, sous les râles et les interminables discours du Messager Darin, vieil homme sénile qui se répétait souvent durant l'heure que durait son serment. Mais aujourd'hui, plus que n'importe quel autre soir, je récitais nos prières avec une ferveur que je ne me connaissais pas. Fermant les yeux, croisant les mains, j'épelais chacune de mes paroles en articulant en rythme avec l'écho des pratiquants : « Je me présente nue et à genoux, devant vous. Par l'eau, la terre, le feu et l'air, je ne suis qu'une poussière devant vos pouvoirs élémentaires. Dieux et déesses, entendez mes prières. »

                Nous sortions tous du temple, comme apaisés par la sacralisation des lieux. Comme épuisés par la journée de travail harassante que nous avions passé. Mais alors que nous prenions toutes les trois la route vers la maison, le Messager nous interrompit dans notre course. Ma mère, très pieuse, réitéra plusieurs fois la fierté de rencontrer le nouvel homme des Dieux. « J'essaie de faire la connaissance de tous les habitants, dit-il tout souriant, serrant tour à tour la main de ma mère, la mienne et celle de ma petite sœur. » Il échangea quelques banalités avec maman alors que j'enviais de loin Gallia qui sociabilisait et riait avec l'un des fils Hargo. Avec ma sœur plus jeune d'à peine deux saisons, soit une petite année, je ne partageais rien. Ma peau laiteuse refusait de se teinter malgré les innombrables heures passées dehors alors que la sienne arborait une couleur légèrement doré. Elle était aussi avenante et souriante que je me renfrognais dans un mutisme que j'avais fini par chérir. Ses petits yeux noisettes et sa forte carrure rivalisait avec ma silhouette chétive et maladive. Et malgré tout ce qui nous séparait jour après jour, nous nous adorions et étions, lors de nos heures de repos, de vraies sœurs siamoises. N'écoutant que d'une oreille, j'entendis ma mère parler de notre vie simple et paisible, au fond de la campagne de Sainlange, du décès de son époux à la guerre, de notre travail à la récolte des iris des rois et des roses des falaises, de mille et une généralités qui, au fond de moi, m'ennuyaient un peu plus chaque jour. Ce fut lorsque le jeune messager m'adressa la parole que je sursautai, m'interdisant de dire un mot. « Il faut l'excuser, s'inclina ma mère, Sissario n'a jamais été très bavarde depuis la mort de mon mari. » L'homme engoncé dans sa soutane grise trop large pour lui, fit fît de sa remarque et lui demanda la permission de me parler en privé. A la fois excitée et surprise, ma mère acquiesça et alla rejoindre ma petite sœur. « Je vous ai vu réciter votre vœu avec tellement de cœur dans le temple que je me demandai la raison de cette soudaine ferveur. » Il n'eut comme réponse qu'un haussement d'épaules, s'amusa de mon silence et continua : « J'ai appris que malgré votre situation précaire et l'arrêt précoce de votre scolarité, vous aviez reçu une éducation assez poussée, notamment dispensée par votre père. Un grand homme, m'a-t-on dit. Votre mère m'a parlé de votre penchant pour l'antique langue, votre facilité à apprendre et votre curiosité pour le monde qui vous entoure. Je me demandais donc si vous aviez des projets pour votre avenir … Rejoindre les rangs des Messagers est certes un parcours semé d’embûches mais accessible pour toute personne ayant la foi en les Dieux. » Ne voyant aucune réponse de ma part, il reprit sur sa lancée : « Vous aurez seize ans à la fin de l'été, à la fin de cette longue année chaude, l'âge idéal pour aller étudier sur l'île d'Estinmont, voisine de la légendaire île d'Estin. Vous aurez peut-être un léger retard sur les autres mais je peux vous dispenser quelques cours d'ici là. Les sept années passées là-bas peuvent vous paraître bien longues loin de votre famille mais la récompense en vaut bien le coup, n'est-ce pas ? »

                Une petite lueur brilla dans mes yeux. L'île d'Estin, l'une des îles les plus éloignées de la notre, figée en plein milieu de l'océan dans un écrin de montagnes abruptes et de vagues acérées, frappant contre les falaises. La légende racontait que ce fut la première île à être façonnée par les Dieux. Là où le premier temple fut érigé, là où le Phoenix de Siramon meurt avant de renaître de ces cendres et de parcourir la Baie durant plus de quatre siècles. « Ai-je touché la corde sensible ? Demanda mon interlocuteur, heureux de me voir enfin réagir.

    - Merci, monsieur, pour votre proposition, mais j'ai d'autres projets.

    - Allons, dit-il passablement déçu, j'ai appris la proposition de mariage du fils du propriétaire Desmond Darin, des Falaises Célestes. Mais que vaut la richesse matérielle face à la richesse intérieure ? »

                La conversation se termina là. Je le saluai poliment et tournai les talons pour rejoindre Maman et Gallia.

     

                La relation entre ma mère et moi n'avait jamais été fusionnelle. Combien de fois m'avait-t-elle reproché mon amour inconditionnel pour mon père et mon jugement sévère envers elle ? Avec ma sœur, elle avait une patience infinie qu'elle n'avait jamais eu avec moi. J'adoptai avec elle le même silence qu'avec les autres, ce qui l'agaçait profondément mais elle avait su s'en contenter.

                Alors, le jour où le fils unique du riche propriétaire des terres sur lesquelles nous travaillions sans relâche depuis mes douze ans demanda à ma mère s'il pouvait me proposer le mariage, celle-ci bénit les Dieux pour cette opportunité inouïe de s'extirper de la pauvreté et la famine. Il s'appelait Desmondaron, mais tout le monde l'appelait comme son père, Desmond. Il venait d'atteindre les dix-huit ans et suivait son paternel dans chacun de ses déplacements, apprenant les lourdes tâches incombant à un propriétaire terrien et patron émérite. La famille de Desmondaron Darin était l'une des plus importantes de l'île. L'une des plus riches, et donc des plus puissantes (avec celle du Comte de la Dune Bleue, de l'autre côté de la forêt du Béryl). Si puissante que Desmond Darin et sa famille avaient même été invités l'année dernière à la Cour de la Reine. Le père n'était pas un mauvais homme. Il tenait certes, d'une main de fer ses plantations mais restait un patron humain et à l'écoute. Comme son père avant lui. Et j'imaginais que le fils hériterait de la même bonté que ses aïeux. D'ailleurs, elle se lisait dans leurs yeux, cette bonté innée. Quelque chose de doux et réconfortant dans leurs pupilles noisettes et leur bonhomie engageante. Ils aimaient la bonne chair, les bonnes choses et par dessus tout ces terres qui les avaient vu naître, génération après génération. Avant de partir à la guerre, mon père travaillait pour eux et s'occupait de la négoce des fleurs d'iris et des roses des falaises dont les graines ne poussaient qu'ici, sur les terres rocheuses et ventées de l'île de Sainlange. Leur parfum, longtemps ignoré, émanait désormais des cous des plus hauts dignitaires de la Baie, jusqu'à celui de la Reine et de ses enfants, dit-on.

    « Miss Sissario, me demanda alors Desmondaron, me tendant un bouquet d'iris d'un bleu étonnamment clair, agrémenté de blanches marguerites, voulez-vous m'épouser ? » A cette question pouvant régir toute une vie, je ne dis mot, préférant m'offrir un temps de réflexion plutôt que de donner une réponse hâtive.

                Cela faisait dix jours qu'il attendait un mot de moi. Mon silence avait rythmé ses heures, les miennes et celles de ma mère qui me demandait chaque soir, avant d'aller dormir, où en était ma réflexion. Je m'entêtai à me dire qu'avoir une alliance à l'annulaire était préférable que de poursuivre ce rêve qui ne me quittait plus depuis que mon père m'avait déplié sous mes yeux vers six ans, l'immense carte de la Baie des Îles. Il me contait alors, chaque soir, l'histoire et la légende de chaque peuple qui vivait sur ce petit bout de terre, entouré par l'immense océan.

    « Entre la proposition de fils Darin et celle du Messager Clervoy, tu vas bien devoir faire un choix, ma fille ... commenta Garance en mettant la table. »

                Je rajoutai une bûche sur le feu qui ronflait dans l'âtre car malgré l’absence de neige et des températures étonnamment douces en ce début de saison printanière, les vents froids de l'océan balayaient nos terres dès le coucher du soleil. Ma décision, même si je me persuadai du contraire, était prise. Et elle ne plairait guère à ma mère.


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